Et le kung-fu fut : Rétrospective « La Shaw Brothers et le kung-fu » à la Cinémathèque Française

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Et le kung-fu fut : Rétrospective « La Shaw Brothers et le kung-fu » à la Cinémathèque Française

 

Shaolin’s finest

Après le Forum des Images, c’est au tour de la Cinémathèque Française de mettre à l’honneur le cinéma hongkongais. Si la rétrospective  » Portrait de Hong-Kong  » se voulait exhaustive, la programmation de la Cinémathèque Française met quant à elle le focus sur la Shaw Brothers et plus particulièrement sur les films de kung-fu produits par la firme, qui donna au cinéma d’arts martiaux ses lettres de noblesse et contribua à le faire rayonner à l’international. Jusqu’au 21 juillet, (re)découvrez 25 classiques du mythique studio signés par les maitres du genre.

Il était une fois en Chine, et plus précisément à Shanghai, quatre frères, fils d’un riche marchand de textile, qui virent les choses en grand et jouèrent un rôle de premier plan dans l’essor du cinéma chinois.

L’histoire de la Shaw Brothers commence comme un conte de fées.

C’est en 1925 que les frères Shaw fondent leur première société de production cinématographique, la Tianyi, alors que la « Perle de l’Orient » traverse une période d’effervescence sur le plan économique et culturel. 

A l’inverse de l’Europe ou des Etats-Unis, l’industrie cinématographique chinoise en est encore à ses balbutiements. Le quatuor arrive donc à point nommé et sera aux avant-postes de ce premier âge d’or du cinéma chinois.

L’ainé Runje Shaw, en entrepreneur avisé, va privilégier les œuvres inspirées de la littérature et du folklore traditionnels de façon à ne pas dépayser les spectateurs, pour qui le cinéma est encore majoritairement une nouveauté. La compagnie produit alors essentiellement des films en costumes, donnant à voir un passé fantasmagorique où s’entrecroisent chevaliers errants, êtres surnaturels et amants maudits.

En 1925 sort Li Feifei, femme épéiste, considéré comme le premier wu xia pian, l’équivalent chinois du film de capes et d’épées, de l’histoire du cinéma.

De la même façon, Run Run Shaw, le cadet, réalise en 1928 l’un des tout premiers films de kung-fu : Quan Da Wang, soit « Le Grand roi de la boxe ».

Run Run Shaw, bon pied, bon œil.

Au fait des dernières innovations techniques, la Tianyi ne tarde pas à passer au parlant. Histoire d’un chanteur, l’un des tous premiers films parlants en langue chinoise sort en 1931, seulement trois après Le Chanteur de jazz de la Warner Bros, dont il est d’ailleurs un remake plus ou moins officieux.

Rebelote en 1933 avec Le Dragon blanc doré, premier film parlant en cantonais.

Encouragé par le succès que rencontre le long-métrage dans le sud du pays, la compagnie déménage à Hong-Kong l’année suivante. Une décision également motivée par la censure croissante qu’exerce le Kuomintang, dirigé par Chang Kai-chek, sur la création artistique. Le parti nationaliste avait notamment fait progressivement interdire les films d’arts martiaux ainsi les films de fantômes, accusés d’être décadents et de promouvoir des croyances archaïques.

On comprend dès lors que les frères Shaw aient préféré plier bagage. 

Les quatre frères vont alors s’établir à Singapour et en Malaisie où ils ouvrent des succursales. Une expansion interrompue par la Seconde Guerre Mondiale et la spoliation de leurs biens par l’occupant nippon.

Au sortir de la guerre, la plupart des producteurs n’ont plus un sou en poche. Mais pas les frères Shaw.

La légende veut qu’au moment de l’invasion de la Malaisie par les troupes japonaises, ils aient enterré dans leur jardin un butin dont le montant s’élèvait à plusieurs millions de dollars, ce qui leur aurait par la suite évité de mettre la clé sous la porte.

Les affaires peuvent donc reprendre.

Au fil des ans, l’empire des frères Shaw s’étend à travers toute l’Asie du Sud-Est.

Outre leurs sociétés de production, la fratrie possède plus d’une centaine de salles de cinéma et plusieurs parcs d’attraction. Ils ont même leur propre imprimerie.

En 1958, Run Run Shaw débarque à Hong-Kong pour reprendre en main le studio Shaw and Sons, dont les affaires périclitent.

Le producteur et homme d’affaires acquiert un terrain de 46 hectares situé dans la baie de Hong-kong et y fait construire un immense complexe de studios de cinéma, la Movietown, sur le modèle de ceux d’Hollywood ou de la Cinecittà en Italie. A la fin des années 60, les studios de Clear Water Bay, qui couvrent une superficie d’environ 285.000 mètres carrés, comptent 28 plateaux, 12 pour les scènes d’intérieur et 16 pour les scènes en extérieur, où s’affairent quotidiennement près de 1500 salariés. La Movietown est alors le plus grand studio de cinéma au monde.

Comme un symbole de la folie des grandeurs du patron de la compagnie, qui a entretemps été rebaptisée Shaw Brothers, le site abrite même une réplique de la Grande Muraille.

Ecran-titre inaugural des films de la Shaw Brothers, dont le logo est inspiré de celui de la Warner. Quentin Tarantino rendra hommage au studio hongkongais en incorporant ce logotype au générique d’ouverture de Kill Bill : Volume 1.

Tout se fait sur place : Le tournage des films, la post-synchronisation, les films étant redoublés en mandarin lors de la post-production, l’enregistrement des bande-originales, etc. Le studio dispose même d’un laboratoire de traitement pour développer ses pellicules. Comédiens, ouvriers et techniciens sont logés dans des dortoirs jouxtant les plateaux de tournage.

Run Run Shaw règne en maitre sur son empire cinématographique qu’il dirige d’une poigne de fer.

Même les vedettes du studio sont payées une misère. Un cachet d’autant plus dérisoire au vu des recettes engendrées par les films de la Shaw Brothers, qui enchaine les cartons à travers l’Asie. C’est d’ailleurs ce qui poussera Bruce Lee à aller voir du côté de la Golden Harvest, studio fondé par deux anciens de la Shaw Brothers lassés du despotisme de leur ancien employeur.

Inspiré par le succès que rencontrent alors les chanbaras au Pays du Soleil Levant, la Shaw Brothers va dépoussiérer le wu xia pian et lui insuffler un nouveau souffle, faisant ainsi entrer de plain-pied les films d’arts martiaux, et par ricochet le cinéma d’action en général, dans la modernité. Les chorégraphies des combats, jusqu’alors assez rudimentaires, deviennent plus soignées, tendant vers davantage de réalisme, de même que la mise en scène.

Un gain de maturité qui se reflète également au niveau des personnages, plus tourmentés et donc plus humains.

Suite à des désaccords avec Run Run Shaw, King Hu, le réalisateur de L’Hirondelle d’or, succès critique et commercial, quitte Hong-Kong pour Taiwan en 1966. Ainsi délivré du carcan qui l’entravait, il signera quelques-uns de ses plus grands films, dont A touch of Zen, considéré comme l’un des sommets du genre.

La Shaw Brothers se tourne alors vers Chang Cheh, qui compte déjà plusieurs films à son actif et avait auparavant officié comme scénariste. Celui-ci sera l’un des cinéastes les plus doués et l’un des plus prolifiques du studio. Il réalisera ainsi plusieurs films par an et ce pendant plus de quinze années consécutives.

Le Temple de Shaolin, Chang Cheh, 1976. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures.

Au tournant de la décennie, Hong-Kong est une vraie cocotte-minute. La criminalité est galopante, on estime que les profits générés par les activités illégales pèsent pour 10% du PIB, l’afflux de réfugiés entraine une hausse permanente des loyers et les salaires peinent à suivre malgré le boom économique de la cité portuaire.

Au niveau politique, la situation est tout aussi électrique. Entre 1966 et 1968, la ville connait plusieurs épisodes insurrectionnels, sur fond d’agitation communiste. Les émeutes de 1967 feront plus d’une cinquantaine de victimes et des centaines de blessés. Pendant des mois, la colonie britannique vivra au rythme des attentats à la bombe, qui n’épargneront d’ailleurs pas les salles de cinéma.

L’année suivante, une épidémie de grippe éclate à Hong-Kong, contaminant 500.000 personnes soit 15% de la population, avant de s’étendre au reste du monde. Selon les estimations de l’OMS, la « grippe de Hong-Kong » aura fait entre 1 et 4 millions de morts. Les spécialistes s’accordent d’ailleurs à dire qu’il s’agit de la première grande pandémie de l’ère des transports de masse et du trafic aérien.

Les spectateurs trouveront dans les films de Chang Cheh, pleins de bruit et de fureur, un exutoire à ce climat délétère.  

Profondément empreinte de nihilisme, son œuvre dépeint un monde sans merci où la cruauté et à la loi du plus fort se sont substituées aux valeurs chevaleresques d’autrefois.

Mus par une pulsion de mort, les protagonistes, quasi-exclusivement masculins, qui peuplent la filmographie du cinéaste se retrouvent pris dans un engrenage infernal à l’issue bien souvent funeste et invariablement prétexte à un déchainement de violence baroque et opératique.

Cinq maîtres de Shaolin, Chang Cheh, 1974. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures.

Amitiés viriles, esthétisation de la violence poussée à l’extrême, survivance des idéaux chevaleresques dans un monde où ceux-ci n’ont plus cours. Ça vous rappelle quelqu’un ?

C’est sous l’aile du metteur en scène qu’un certain John Woo fera ses premières armes, en tant qu’assistant-réalisateur. Celui-ci rendra d’ailleurs hommage à son mentor vingt ans plus tard. En effet, la mythique scène de fusillade dans la maison de thé issue du polar survitaminé A toute épreuve contient plusieurs clins d’œil au final tout aussi étourdissant de Vengeance ! .

Après le wu xia pian, c’est au tour du film de kung-fu de connaitre un renouveau, là aussi initié par la Shaw Brothers qui ouvre le bal en 1970 avec Vengeance ! puis The Chinese boxer, renommé Karaté à mort pour une poignée de soja à sa sortie en France deux ans plus tard. On se demande bien où les traducteurs de l’époque allaient chercher des titres pareils.  

Désireuse de surfer sur la popularité de sa série télévisée Kung-fu, avec en vedette David Carradine, la Warner acquiert les droits d’une des productions de la firme hongkongaise, La Main de fer, réalisée par Chung Chang-wa, qui sort dans les salles américaines en mars 1973 sous le titre de Five fingers of death. La boucle est bouclée.

Le film remporte un franc-succès, ouvrant ainsi la voie à la « kungfumania » qui déferle sur l’Occident et dont Bruce Lee sera la figure de proue.

La Main de fer, Chung Chang-wha, 1972. Le héros du film est incarné par l’acteur sino-indonésien Lo Lieh qui sera par la suite souvent amené à jouer des rôles de méchants. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures.

Au cours de la décennie, un autre metteur en scène va émerger et rapidement s’imposer comme l’un des meilleurs dans sa partie : Liu Chia-liang, qui sort d’une longue collaboration avec Chang Cheh en tant que chorégraphe des scènes de combat.  

Le Combat des maîtres, Liu Chia-liang, 1976. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures.

A travers leurs films, les deux cinéastes redonneront vie au mythe du monastère de Shaolin et ses bonzes experts en kung-fu.

Gordon Liu dans le rôle de San De, personnage principal du film culte de Liu Chia-liang, La 36ème Chambre de Shaolin, sorti en 1978. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures.

Si les années 70 marquent l’âge d’or du film de kung-fu, le studio entame paradoxalement son déclin au cours de cette même décennie. Un double paradoxe compte tenu du fait que c’est à cette période que la Shaw Brothers atteint son apogée d’un point de vue stylistique. En 1986, les dirigeants de la société prennent la décision de mettre un terme à la production de films pour se concentrer sur les programmes à destination de la petite lucarne.

Nonobstant, les productions de la Shaw Brothers auront durablement marqué la rétine de toute une génération de spectateurs et continueront d’exercer une influence qui dépassera d’ailleurs les frontières ainsi que la sphère cinématographique. C’est en effet aux Etats-Unis davantage qu’à Hong-Kong que se perpétuera l’héritage de la compagnie de Run Run Shaw, par l’entremise des membres du groupe de rap new-yorkais le Wu-Tang Clan et plus particulièrement de leur leader RZA.

Extrait de l’interview de RZA, publiée sur la chaine Youtube du magazine Vanity Fair en septembre 2019. Le leader et beatmaker attitré du Wu-Tang présente quelques-uns de ses films d’arts martiaux favoris. Sur les dix long-métrages évoqués au cours de cette vidéo, la moitié sont des productions de la Shaw Brothers. Quatre d’entre eux figurent d’ailleurs dans la sélection de la Cinémathèque (Les Exécuteurs de Shaolin, La 36ème Chambre de Shaolin, 5 venins mortels, Ten tigers of Kwantung). L’inclusion de dialogues issus de films de kung-fu, dont ceux de la firme, dans les morceaux du Wu sera d’ailleurs l’une des marques de fabrique de RZA, conférant ainsi au groupe une identité unique. Crédits Vanity Fair/Youtube.

Ce sera ensuite au tour de Quentin Tarantino de rendre un vibrant hommage à la Shaw Brothers avec son dyptique Kill Bill.

Chang Cheh fait à ce titre partie des cinéastes auquel il tire son chapeau dans le générique de fin des deux volets. A ses côtés figurent William Witney, Kinji Fukasaku ou encore les italiens Lucio Fulci, Sergio Corbucci et Sergio Leone.

Le réalisateur de Reservoir dogs intégrera par ailleurs à la bande-son des deux opus un extrait du générique de la série policière L’Homme de Fer (Ironside en v.o, ndlr), composé par le trompettiste et producteur de musique afro-américain Quincy Jones. Extrait qui avait auparavant été repris et utilisé comme leitmotiv dans La Main de fer, l’un des films fétiches du cinéaste.

La « sirène » du générique de L’Homme de fer, reprise et utilisée comme leitmotiv dans La Main de fer puis les deux volets de Kill Bill. Crédits Quincy Jones/RhinoWarner Records.

Tarantino poussera l’hommage jusqu’à octroyer le rôle du cruel maitre Pai Mei à Gordon Liu, l’un des acteurs vedettes du studio hongkongais. Inspiré d’un personnage du folklore chinois (Bak Mei, l’un des Cinq Anciens, ndlr), Pai Mei était précédemment apparu dans plusieurs films de la Shaw Brothers, comme Les Exécuteurs de Shaolin ou Clan of the White Lotus où il est incarné par Lo Lieh.

En haut, au centre de l’image, Pai Mei, incarné par Lo Lieh, dans le film de Liu Chia-liang Les Exécuteurs de Shaolin, sorti en 1977. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures. En bas, Uma Thurman fait face à Gordon Liu dans le second volet de Kill Bill. Crédits Quentin Tarantino/A Band Apart Films.

Outre les classiques du studio comme La Main de fer ou La 36ème chambre de Shaolin, la rétrospective met en avant des œuvres moins connues comme le délirant The Boxer’s omen ou encore le film de commando Mercenaries from Hong Kong.

The Boxer’s omen, Kuei Chi-hung, 1983. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures.

Pour les spectateurs qui souhaiteraient approfondir le sujet, la projection de La Vengeance des infirmes le dimanche 7 juillet à 17h00 sera suivie d’un dialogue avec Stéphane du Mesnildot[1], ancien critique des Cahiers du Cinéma et spécialiste du cinéma asiatique, animé par Jean-François Rauger, directeur de la programmation à la Cinémathèque Française.

De la même façon, plusieurs séances seront précèdées d’une présentation de Frédéric Ambroisine, critique de cinéma, documentariste et spécialiste du cinéma hongkongais dont on ne compte plus les collaborations avec la crème des éditeurs indépendants de France et d’ailleurs (88 Films, Arrow Films, Criterion, Spectrum Films, Wild Side, etc).

Et pour ceux qui passeront à coté de cette rétrospective, sachez que vous pourrez vous consoler dès le mois prochain avec le coffret édité par Spectrum films regroupant six films de Liu Chia-liang, dont deux figuraient dans la sélection de la Cinémathèque, Le Prince et l’arnaqueur et Heroes of the East, distribué par chez nous en 1982 sous le titre Les démons du karaté puis Shaolin contre ninja à sa sortie en DVD au mitan des années 2000.

Sortie prévue fin aout.

Rétrospective « La Shaw Brothers et le kung-fu ». Du 3 au 21 juillet à la Cinémathèque Française.

[1] Le 19 avril dernier, Stéphane du Mesnildot avait donné un cours de cinéma portant sur l’œuvre de Chang Cheh dans le cadre de la rétrospective du Forum des Images consacrée à Hong-Kong : https://www.dailymotion.com/video/x8xbnwo

Photo en couverture : Five superfighters, Lo Mar, 1978. Crédits Shaw Brothers/Celestial Pictures.